L E O F A N Z I N E O Q U I O M E T O L A O C U L T U R E O E N O S A C H E T S

31.7.13

[GUEST 4] Towers of pop

[guest 4 : Luz]

Chez moi, c’est le bordel. Beaucoup trop de bouquins, mais surtout de vinyls et de CDs. Ces derniers avaient la chance de pouvoir être entreposés sur des étagères. J’avais commencé un ordre relativement alphabétique : tous les A comme Arab Strap ou A Certain Ration avec les A, tous les Z comme Zappa ou Zoot Woman avec les Z. Et tout le monde était content. Chacun sa lettre. Bien gardés dans leurs enclos, les moutons. Nous étions dans les années 90.

Puis il a fallu envisager une autre solution. Passé le troisième millénaire. Un meuble en fonte de tri postal trouvé dans une brocante devait faire l’affaire, pensai-je, naïf. Nine Inch Nails, John Coltrane, une compil de Riot Grrrls (Girl Monster) acceptaient la promiscuité, là où des années auparavant, une postière ou un postier classait les missives d’amour, de haine, de reprise de contact, des factures, des recommandés, des cartes postales, des injonctions d’huissiers, des lettres anonymes, des lettres d’anonymes… Mais la musique a continué à se propager et le meuble vintage a vomi ses albums un peu partout dans l’appartement. Du coup, fi de l’horizontal, le rangement dut se construire à la verticale. Et s’empilèrent Miss Kittin & The Hacker par dessus le Best Of des Groundhogs, par dessus le Some Old Bulshit des Beastie Boys, par dessus le Last Exit des Junior Boys (tiens ? Deux "boys" se frottant l’un  à l’autre, j’avais jamais remarqué cette gay touch), ainsi de suite et, trônant sur la tour, un CD-R "Compile Été 2006". Progressivement, une bonne douzaine de Twin Towers, au cœur desquelles certains sons s’étaient assoupis, surgissaient aux différents coins de mon lieu de vie. Par terre, sur une table haute, une table basse, une enceinte, un téléviseur, un bureau. Y compris sur le fameux meuble de la Poste.

Entre-temps, les vinyls, jaloux et soucieux de conquérir les territoires restés vierges, décidèrent de s’entasser eux aussi. Cantonnés de prime abord à une dizaine de blocs Ikea noirs, jouant des coudes avec des livres délaissés (Bauhaus compressant Maupassant, Mark E. Smith de The Fall trinquant de trop près avec l’Apollinaire d’Alcools, un obscur remix de Villalobos snobant Thomas Bernhard, snobant lui-même le reste du monde), les 33 tours se rebellèrent à l’unisson, les 45 tours s’empoussiérant, las, au creux d’une cave. À leur tour de s’aligner à l’horizontale. Car un vinyl ne s’aligne qu’à l’horizontal chez quelqu’un qui a besoin de l’identifier, le choisir et l’écouter. Une mer de disques se constituait. Et parfois se répandait sur la plage du parquet : psssouit ! Un disque glissait, puis d’autres (Changes de Bowie entraînant dans sa foulée le Feel Am de Lindstrom et Prins Thomas, reprenant l’infini space-disco Lovefood de Michael Mayer, ainsi que le !!! reprenant les Magnetic Fields, ainsi que le Steppenwolf, avec la tête de mort, ainsi que, que, que, que… qu’un ressac de disques sans point commun autre que d’avoir été accumulés). Parfois c’était un agglomérat de Cds qui s’affalait, me réveillait la nuit, et, à moi, se découvrait un disque oublié : Very ‘eavy, very’umble de Uriah Heep, et son Come Away Melinda, déchirant et post-apocalyptique, cherchait à se livrer à mon écoute. Ou, ailleurs, Evil Heat de Primal Scream, halala, mais pourquoi l’avais-je laissé coincé entre l’ultime Led Zeppelin (CODA) et les Talking Heads (lequel ?) ? Les disques, tous, de tout format, tentaient de se rappeler à moi, m’envoyaient des signes, se détachaient de leur carcan pour m’interpeler.

Presque de tout format.

Car oui, j’ai téléchargé. Illégalement, légalement. Pour savoir, connaître, m’informer, d’abord. Pour avoir ensuite la primeur de les jouer bien avant tout le monde, sachant que le "tout le monde" était avant tout mes amis musicophiles, eux-mêmes DJs. Poser sur la platine des remix ailleurs introuvables que sur Limewire. Faire mon kéké. Épater la galerie des dancefloors.

Puis, un jour, j’ai téléchargé en vrai. Car je n’avais plus la place chez moi. Car (voir plus haut), je n’avais plus la possibilité de les entasser, ni à la verticale, ni à l’horizontale. Ils auraient l’obligation de vivre devant moi. Face à un ordinateur. Ils ne glisseraient plus jamais sur le parquet, ne tomberaient plus de quelques décimètres de haut. Ils ne seraient plus sans moi. Ne me rappelleraient plus à mon musical souvenir. Il faudrait désormais faire l’effort d’aller vers eux.

Enfin, il fallait faire des choix, circonstanciés, fonction de mon état d’esprit, de mes envies, de mes amours ou désamours, de ma petite vie. De nouveaux rituels devaient se créer. Sans abdiquer les anciens. En tant qu’auditeur, je devais enfin devenir adulte. Me détacher de mon insouciante adolescence où la pochette comptait au fond plus que la mélodie, où la posture révélait moins que l’action. Il fallait désormais accepter la musique telle quelle est : un sens sans préalable partage.

Ce jour-là, celui de mon premier téléchargement légal, j’ai grandi.

C’était Gloss Dropped de Battles. En 2011.


PS : Mais quand, posé au pied d’une chaise, le regard hilare d’un Philippe Katerine entouré de ses parents (album Philippe Katerine) me plante son sourire sur le mien, depuis une pochette de 33 tours, je sais que rien ne pourra abattre en moi cette petite étincelle d’espoir en la musique. Même dématérialisée.

***

Luz est né en 1972 à Tours en France. Il aime dessiner, il aime la musique, il aime dessiner la musique. Dans l’ordre que vous voulez.